Avec un taux de croissance évalué de 2,5% en 2016, soit un recul de 5,2% par rapport à 2015 (radiookapi.net), la République Démocratique du Congo, (RDC) peine toujours à redistribuer équitablement les bénéfices de son développement. À l’heure actuelle, 82 % des congolais vivent encore sous le seuil de « pauvreté absolue », soit avec 1,25$ par jour. Le FMI ainsi que plusieurs organisations de renom comme l’Association Africaine de Défense des Droits de l’Homme (ASADHO) mettent en cause, entre autres, la mauvaise gouvernance du secteur minier, véritable poumon économique du pays.
Malgré leurs efforts considérables dans la lutte contre la corruption et les crimes de guerre, les autorités congolaises soutenues par les Casques Bleus ont du mal à réformer le secteur minier qui représente un marché pouvant faire rentrer chaque jour des dizaines de millions de dollars dans les caisses de l’État. En 20 ans de conflits, il est difficile de chiffrer exactement le nombre de victimes. Ce qui est certain, c’est que le bilan est lourd : plus de 6 millions de victimes ont été déclarées et plus de 2 millions de personnes déplacées.
C’est dans ce contexte géopolitique complexe que des ONG et des associations humanitaires d’Europe et d’Amérique du Nord se multiplient.
Frédérique Lecomte, directrice de Théatre & Réconciliation, metteure en scène et consultante internationale, est spécialisée dans la reconstruction des communautés en conflit par l’intermédiaire du théâtre. Elle travaille fréquemment en Afrique, notamment dans la région en conflit du Sud-Kivu. Rencontre exceptionnelle avec une femme d’aventures.
Quel est votre avis sur l’industrie de la paix ?
Les associations et les ONG sont prisonnières d’un système dont il est vraiment difficile de se défaire ou de s’affranchir. De plus en plus d’ouvrages suggèrent de « décoloniser la paix », illustrent les méfaits de l’industrie de la paix. Car, au final, les bénéfices sont reversés en Europe et non en Afrique. Fort malheureusement.
Concrètement, que fait votre organisation, « Théâtre & Réconciliation », au Congo ?
– T&R ne déroge pas à la règle et va sur un terrain où on sait qu’on peut obtenir des financements. A l’est du Congo, T&R a travaillé et travaille encore sur la question des enfants soldats et sur la question des conflits de terre. On fait du théâtre avec des personnes vulnérables pour les communautés et avec les communautés. Dernièrement, j’ai travaillé avec des enfants soldats ainsi qu’avec des jeunes filles victimes de violences sexuelles. Il arrive qu’on travaille avec pas moins de 70 personnes issues de communautés vulnérables, pour des spectacles qui sont présentés devant des milliers de spectateurs à Bukavu ou autour de Bukavu.
Quel est l’apport de T&R pour ces communautés ?
– La différence de T&R est qu’on travaille justement avec les communautés, on travaille directement avec le public cible, sur le terrain éloigné, ce qui n’est pas toujours le cas des ONG. On touche également des spectateurs qui ne peuvent être touchés par d’autres moyens ou par d’autres médias, parce qu’ils n’ont pas accès à la télévision ni l’argent pour acheter une radio (ou simplement les piles pour l’allumer) ou encore parce qu’ils ne savent pas lire. Donc, finalement, il n’y a que le théâtre qui peut les toucher. On s’intègre bien avec les communautés, car nous travaillons uniquement en swahili, la langue de notre public, et puis parce que le théâtre fait aussi prendre conscience de la réalité géopolitique du Kivu.
Par exemple, si je pose la question aux enfants soldats : « Est-ce que vous savez que vous êtes un des pays les plus riches (en matières premières) au monde ? », ils vont me dire oui. Puis : « Est-ce que vous savez que vous, vous êtes les plus pauvres au monde ? ». Ils vont me dire oui. Enfin, « Est-ce que vous savez que c’est parce que votre pays est très riche que vous êtes très pauvres ? ». Ils vont me dire non.
Et pourtant c’est parce que leur pays est riche que les enfants vont au combat ou qu’on les manipule en les mettant en première ligne. Pour leur faire comprendre le système géopolitique dans lequel ils se trouvent et de quoi ils sont otages, T&R produit des scènes de théâtre qui leurs donnent une vision plus éveillée du conflit. Cela éveille la conscience des communautés mais aussi celle du spectateur, puisque les choses sont dites publiquement : et ce sont des choses qui, en général, sont plutôt dites en aparté, en petit comité ou en famille, car on n’ose pas parler de ce genre de choses en public. Mais nous, nous le faisons.
Quelle est votre journée type ?
– Idéalement, j’aimerai me lever le matin et aller répéter . Mais fort malheureusement, ça ne ressemble pas à ça. J’en suis très loin…. La journée type consiste à chercher des sous. Je cherche de l’argent, je cherche des projets, je cherche à trouver des ficelles pour pouvoir faire ces répétitions-là, qui sont l’essence de mon travail et pour lesquelles je me bats 80% du temps afin de trouver des fonds. Voilà ce qu’est ma journée type.
On recense plusieurs tentatives de négociations entre le Rwanda et le Congo mais d’après ce que vous voyez, une paix est-elle envisageable ?
– Je pense que la paix n’arrange personne, parce que la guerre rapporte de l’argent. La communauté internationale n’a pas intérêt financièrement à ce qu’il y ait la paix là-bas. On investit dans des ONG qui travaillent sur la paix, mais qui sont comme des chats dans un magasin de
pitbulls. Honnêtement, je ne sais pas.
Quels sont vos projets pour l’avenir ?
– Continuer à travailler dans les zones de conflit en faisant du théâtre et donc, encore chercher des financements pour le faire.
par Ruddy Toni
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Theatre & Reconciliation
Photos: Benjamin Géminel ©
Première publication sur le 22.11.2015 sur VIEWZ Magazine.